Londres, nettoyage olympique

Coup de badigeon et billard
neuf

En 2005, Londres, choisi
pour organiser les Jeux olympiques 2012, a bouleversé l’équilibre relatif des
habitants, parmi les plus pauvres mais soudés par un réel sentiment
communautaire. Ici, affirme Sheila, la policière, la criminalité ne dépasse pas
«les petits délits». A moins d’un mois de l’ouverture de la compétition, le 27
juillet, les trois tours noires détonnent un peu, face au stade et au bassin
olympiques ultramodernes, flanqués de l’Orbital Tower – une tour panoramique
qui ressemble à un manège de Luna Park – qui bordent désormais le quartier.

Au pied des tours,
Carpenters Road est en pleine rénovation. Nouveaux pavés blancs et lisses,
bouquets de trois bouleaux plantés à intervalles réguliers, la rue grouille
d’ouvriers en vestes fluorescentes et casques de chantier. Au bout de cette
rue, une grande grille ouvre sur l’une des entrées du parc olympique. Rudy, le
patron du pub local, à moins de vingt mètres de là, vient de réaliser que des
millions de touristes s’apprêtent à fouler le trottoir d’ordinaire peu
fréquenté devant son échoppe.

Le Carpenters Arms qui, il y
a encore quelques jours, était si décrépit qu’il semblait presque abandonné,
fait soudain l’objet d’une vive attention. «Il serait temps», ricanent en
passant les habitués du coin. Peintres et maçons s’activent, badigeonnent de
blanc les murs noirs, un nouveau billard a été posé, et Rudy promet que, dans
«quinze jours, des paniers de fleurs pendront aux fenêtres, comme pour tout
vrai pub anglais». Mais cette débauche cosmétique pourrait être éphémère. Déjà,
les fenêtres de plusieurs maisonnettes voisines sont barrées de grands panneaux
de bois ou de fer. Les habitants sont partis. Quant aux trois tours, l’une est
pratiquement vide, l’autre n’abrite plus qu’une cinquantaine d’habitants. «C’est
un peu des tours fantômes, c’est glauque, », confie un agent de sécurité,
embauché par le Council pour empêcher «les gens de risquer leur vie en montant
dans les couloirs désaffectés». Les habitants en ont été «décantés», terme
officiel pour dire qu’ils ont été relogés ailleurs.

La réhabilitation du
quartier date de 2005, dans la foulée de l’attribution des JO et de ce que
Boris Johnson, le maire de Londres, a qualifié de «plus important projet de
rénovation pour les vingt-cinq prochaines années». Depuis, la population locale
disparaît peu à peu, en vertu d’une «charte des résidents», élaborée entre le
Council et l’association des habitants, qui prévoit l’obligation pour la mairie
d’aider au relogement dans un lieu équivalent. Seules quelque 250 personnes
vivent encore sur le Carpenters Estate.

Parallèlement, un accord a
été signé en novembre, entre la prestigieuse université londonienne d’UCL et
Newham Council, pour «réfléchir à un projet de campus universitaire de haute
technologie», construit sur les 9 hectares du quartier, capable «d’attirer des
chercheurs, des entreprises high-tech, et de créer des emplois, la clé pour
restaurer Stratford», explique un porte-parole du Newham Council.

«Rénover Stratford, oui,
mais pour qui ? Pour des habitants extérieurs au quartier qui viendraient
s’installer ici, et puis pourquoi tout raser ?» s’indigne Joe Alexander,
vice-président du Carp (Carpenter Against Regeneration Plan), fondé pour lutter
contre la disparition du quartier. Il cite le cas de cette dame d’origine
sri-lankaise, qui habite le dernier étage de l’une des tours : «Le penthouse,
comme elle a surnommé son appartement. Elle a utilisé toutes ses économies pour
embaucher un avocat et empêcher son expulsion. Depuis, elle vit presque seule
dans la tour» , raconte Joe. Manu, c’est le nom de la dame, refuse les
interviews. «Mais elle est allée bien plus loin que beaucoup d’entre nous», dit
Joe Alexander.

En 2004, les trois tours ont
été décrétées «impropres à l’habitation humaine» et, explique la mairie, «rénover
coûterait bien trop cher, notamment en raison de la présence d’amiante dans les
bâtiments». Conclusion logique : la destruction prochaine de ces tours. Sauf
qu’entre-temps, les cinq derniers étages de l’une d’elles ont été loués pendant
la période des JO à la BBC et à Al-Jezira, pour y installer des studios de
télévision. «A croire que le personnel de la BBC n’est pas humain» , ricane Joe
Alexander, qui multiplie les meetings et actions pour dénoncer ce qu’il
surnomme «un nettoyage social».

Sir Robin Wales, le maire
travailliste de l’arrondissement de Newham, «essaye de virer des communautés
entières pour en faire venir de nouvelles, totalement différentes. Il veut
faire un maximum d’argent en vendant les terrains» , accuse Joe. Le Council de
Newham a effectivement été accusé de pratiquer du «nettoyage social» : en
avril, on a appris que le maire avait écrit à 1 200 organisations de logements
dans tout le pays, pour leur demander s’ils avaient la possibilité de reloger
500 habitants de Newham. La lettre, reçue par l’une de ces organisations et qui
a été envoyée aux médias, est on ne peut plus claire : elle explique notamment
noir sur blanc que le marché de la location privée à Stratford «a flambé en
raison de l’arrivée des Jeux olympiques et de l’afflux de jeunes professionnels
dynamiques».

L’organisation qui a
contacté la presse, Brighter Futures Housing Association, se trouve à
Stoke-on-Trent… à 180 kilomètres au nord de Londres, dans une région sinistrée
économiquement. «A Stoke-on-Trent, il y a 73 personnes qui se battent pour un
boulot disponible, donc ce n’est pas ici qu’on peut reloger qui que ce soit», a
expliqué la porte-parole.

Liste d’attente avec 28 000
noms

Sir Robin Wales s’est
défendu, arguant que la proximité des Jeux avait fait doubler, voire quadrupler
les loyers des logements disponibles et qu’il y avait «une liste d’attente de
dix ans, avec 28 000 noms dessus» pour un logement social dans
l’arrondissement. Le maire en a profité pour accuser le gouvernement de
coalition conservateur-libéral-démocrate d’avoir, avec une mesure inepte,
contribué à créer une situation catastrophique dans la politique du logement au
Royaume-Uni. Sous prétexte de lutter contre les fraudeurs, le gouvernement a,
en 2010, dans un contexte d’austérité maximale, imposé un nouveau plafond pour
les allocations de logement. Résultat ? Une augmentation phénoménale du nombre
des personnes forcées de quitter leur domicile, faute de pouvoir payer le loyer
réclamé par les propriétaires.

Mauvaises excuses

Or, au Royaume-Uni, les
locataires ont très peu de droits, les baux sont signés en général pour six
mois ou un an, et un préavis d’un ou deux mois est suffisant pour expulser
quelqu’un. «Nous n’essayons pas de pousser les gens loin d’ici, nous tentons de
trouver pour eux la meilleure solution», s’est défendu le maire, en soulignant
le manque chronique de logements disponibles à Londres. Réponse du gouvernement
: le ministre du Logement, Grant Shapps, a prétendu que le maire travailliste
avançait de mauvaises excuses. Tenter de reloger des habitants à plusieurs
centaines de kilomètres est «injuste et mal» et les conseils municipaux ont été
«prévenus de ne pas faire cela», a déclaré le ministre qui estime que les
allocations logement sont «encore extrêmement généreuses».

A l’annonce du changement
dans le plafond des allocations, il y a deux ans, le maire de Londres avait
affirmé qu’il «n’accepterait pas de nettoyage social du style Kosovo à Londres.
La dernière chose que nous souhaitons, c’est avoir dans notre ville une situation
comme celle de Paris, où les moins avantagés sont poussés vers les banlieues»,
avait-il ajouté.

La mairie de Carpenters
Estate, reconnaît qu’elle se trouve devant «un choix difficile». «Le maire est
conscient qu’il y a plein de gens bien à Carpenters Estate et il a à cœur de
servir leurs intérêts» , se défend un porte-parole, mais «il faut voir les
intérêts du plus grand nombre, de l’ensemble de Stratford et il s’agit d’une
opportunité unique». Et puis, ajoute-t-il, «on aurait pu augmenter les loyers
et obliger les gens à partir, on a préféré discuter». Même la transformation
d’ici à l’été 2014 d’une partie du village voisin des athlètes olympiques en
environ 1 400 logements à loyer modéré, dont 675 seront des logements sociaux,
selon les accords signés sur «l’héritage des JO», ne résoudra pas le problème
du manque chronique de logements. Avec un réseau de transports extrêmement
développé – dix lignes de trains et de métro, une station pour l’Eurostar,
Stratford International, à deux pas, et la proximité de City Airport -, les
autorités locales ne cachent pas leur désir d’attirer ici les entreprises pour
créer des emplois. Siemens a d’ailleurs déjà signé un contrat de 30 millions de
livres pour s’installer dans l’arrondissement.

Quant au centre commercial
de Westfield, le plus grand d’Europe, et que tout visiteur pendant les Jeux
olympiques sera obligé de traverser avant d’entrer dans le parc pour assister
aux compétitions, «c’est un immense succès», affirme la mairie. Pas pour les
habitants «historiques» de Stratford, les résidents de Carpenters Estate, qui
ne peuvent y faire le shoppping. «C’est bien trop cher ! dit Clara. Moi, je
vais à Stratford Center, à Poundland», un magasin qui vend tout et n’importe
quoi pour 1 livre sterling, le paradis des petits revenus. Si on peut s’offrir
du Prada et du Gucci, Westfield est parfait.

C’est bien simple, le tri se
fait à la sortie du métro, à la station Stratford : à gauche, des escaliers
majestueux mènent à une passerelle de verre, d’où l’on aperçoit le stade
olympique – et les vilaines tours du Carpenters Estate -, et au paradis du
shopping, Westfield. Hôtels, restaurants, boutiques de luxe, grands magasins,
tout est là pour transformer les JO en un succès commercial juteux. Une foule bigarrée,
chargée de paquets siglés des marques les plus populaires du moment, arpente
sans fin les allées aérées du centre. Quelques touristes venus en repérage se
font photographier devant les deux mascottes des JO. Des transats de plage ont
été installés çà et là pour permettre une pause classe, entre deux achats. De
temps en temps, passe un homme ou une femme, une broche à l’effigie des JO
accrochée au revers. Vous voilà au parc olympique.

Saris indiens et produits
ghanéens

Retour à la sortie du métro
: une immonde sculpture, le Stratford Shoal («banc de poissons»). Elle
dissimule, sur quelque 250 mètres, l’entrée peu riante du Stratford Shopping
Center, construit dans les années 70. La sculpture a été érigée dans le but
avoué de cacher le centre commercial et le vilain parking qui le surplombe. A
l’intérieur, des magasins bon marché, des étals de fruits exotiques, des
agences de voyages lituaniennes et polonaises pour la forte population
originaire de ces pays qui vit dans le coin, ici un vendeur de saris indiens,
là une boutique de produits ghanéens. «C’est un peu le bordel, mais j’aime
bien, c’est chez moi. Ils ont quand même repeint pour les JO», rigole Clara.

A Stratford, l’atmosphère
est pénible. A l’approche des JO, des hordes de journalistes commencent à
hanter les lieux. A l’association des résidents de quartier, ordre a été donné
de refuser toute interview. La paranoïa s’installe. Devant l’école primaire,
deux employées en pause-cigarette expliquent qu’elles «n’ont pas le droit de
parler». «Il y a eu toutes sortes d’intimidations, des menaces d’augmenter les
loyers dans le quartier» , accuse Joe.

De l’autre côté du Stratford
Shopping Center, un joli café affiche sa devanture rouge. C’est le Lympic Café,
mais la trace du «o» qui formait initialement le mot Olympic est encore
visible. Ouvert en 2005, le café a été menacé d’amendes par le Locog, le comité
organisateur des JO, pour des questions de protection commerciale du nom. Le
propriétaire a expliqué dans la presse britannique que, pour éviter les
problèmes, il avait retiré la première lettre. Aujourd’hui, il préfère dire
qu’il a changé le nom de son café pour ne pas être embêté par les touristes et
les journalistes. Un serveur rectifie : «On paye un loyer ici, ça peut
augmenter.» Mieux vaut donc ne pas faire de vagues et expliquer que les JO,
c’est forcément ce qui pouvait arriver de mieux au quartier.

Devant sa maison, Clara est
songeuse. «Quand l’annonce des JO est arrivée, j’étais contente, je pensais ça
allait faire de l’animation. Je n’avais aucune idée que je risquais de perdre
ma maison. Je vis ici depuis quarante-deux ans. Où voulez-vous que j’aille ?»